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Interview de Boris Cyrulnik

Thierry GUILLEMOT
Avant d’aborder la seconde table ronde, je vous propose une intervention un peu spéciale. La question des RPS s’est imposée dans le débat public car elle touche au plus profond de l’humain.

 

Bruno BEZIAT
Nous avons rencontré l’inventeur du concept de résilience, c’est-à-dire de la manière de renaître de la souffrance. Il n’a pas pu être présent mais il nous a accordé un court entretien pour nous apporter son regard sur la question de la souffrance au travail.

 

Boris CYRULNIK
Personne n’échappe à la souffrance, ni à la douleur, ni au mal-être, qui sont des indicateurs de déséquilibre. Et on ne peut vivre que dans le déséquilibre. Donc forcément, on est contraint à supporter ça et à trouver des solutions pour le régler. Je pense qu’il y a une différence entre la souffrance, la douleur et le mal-être. La douleur est plutôt physique alors que nous, être humain, on peut souffrir deux fois. On peut souffrir une fois d’un coup dans le réel, d’un coup physique, et on peut souffrir une deuxième fois dans la représentation du coup : pourquoi m’a-t-il donné un coup ? Pourquoi m’a-t-il humilié ? Et là, je souffre non plus du coup mais je souffre de la signification que j’attribue au coup. Et là, c’est beaucoup plus durable.

 

Or, on ne peut pas échapper à ça parce que quand on est un être vivant, on est constamment en déséquilibre. On est constamment en train de lutter contre le mal-être. On doit boire, on doit se reposer, on doit fermer les yeux de temps en temps. Et si on ne le fait pas, ça provoque un malaise. Mais ce malaise n’est pas forcément une souffrance si on arrive à le régler tout de suite. Donc il y a des niveaux différents entre la perception, la représentation et l’inévitable malaise de toute existence. C’est le malaise biologique alors qu’actuellement on est en train d’ajouter une souffrance relationnelle qui est due à nos nouvelles conditions de travail.

Alors le travail peut être considéré comme une souffrance, et il y a beaucoup de définitions, qui disent que le labeur, ça veut dire labourer, ça veut dire souffrir. Mais dans les conditions modernes, il y a des travaux qui ne sont pas des souffrances, et à l’origine de nos travaux, ce n’était pas une souffrance.

 

A l’époque où on était chasseur cueilleur, la souffrance n’était pas obligatoire. Actuellement, il y a des gens qui chassent et font la cueillette et vont à la pêche par plaisir. On fonctionnait de cette manière.
Mais quand le néolithique est apparu, c’est-à-dire quand on a commencé à s’approprier les terres et quand on a commencé à utiliser la technologie pour domestiquer les animaux, pour les élever, pour les garder, pour les posséder, à ce moment-là la souffrance est apparue parce qu’il a fallu se contraindre à dominer la nature et les animaux et il a fallu établir entre nous, êtres humains, des rapports de possession, de biens. Certains avaient des biens que les autres n’avaient pas, il a fallu donc commencer à se protéger des autres et sont apparus des rapports d’hostilité entre nous. Et là, le travail a commencé à devenir une souffrance.

On peut lutter contre la souffrance au travail. C’est-à-dire qu’à l’époque où le travail n’était qu’une souffrance, il n’y a pas longtemps encore, j’ai été médecin à La Seyne, il y avait des chantiers où les ouvriers travaillaient dix à douze heures par jour. Pas loin d’ici, il y avait des mineurs. Je n’ai pas connu l’époque où ils travaillaient quinze heures par jour, mais j’ai connu l’époque où ils travaillaient douze heures par jour après avoir fait une heure de voyage aller, une heure de voyage retour. Ils travaillaient par 50 degrés, à plat ventre, sans protection, tout nus, sans manger ou avec un peu d’eau chaude à midi. Ils rentraient le soir avec le dos balafré par les chutes de morceaux de charbon ou les yeux brûlés par les arcs. Et là, le travail était une souffrance constante. C’est-à-dire que chaque geste était une souffrance. Les progrès techniques ont permis de diviser la souffrance. Et les progrès sociaux ont permis d’améliorer les conditions de travail, c’est-à-dire de lutter contre la souffrance.

 

Actuellement, ce que je viens de dire n’existe pratiquement plus, sauf dans les pays pauvres. Actuellement, les conditions de travail sont essentiellement le tertiaire, c’est-à-dire les machines. Et là, la souffrance n’est plus physique comme pour les mineurs, comme pour les ouvriers ou comme pour les paysans. La souffrance devient essentiellement relationnelle. Elle est provoquée par l’immobilité physique, et elle est provoquée par des relations difficiles. Et c’est un autre type de souffrance. Ce n’est plus la douleur physique. Là, c’est la souffrance, c’est-à-dire… Nous, l’être humain, on peut souffrir deux fois. On peut souffrir du coup que l’on reçoit dans le réel – c’est le cas des mineurs, des ouvriers, des paysans – et on peut souffrir de la représentation du coup – c’est le cas de la souffrance au travail aujourd’hui. C’est-à-dire que quand quelqu’un établit une mauvaise relation au travail, une relation d’humiliation, une relation de critique ou de mépris constant, la douleur n’est pas grande. C’est la représentation. « Regardez comment il me parle. » « Regardez comment il m’a reçu. » Et c’est dans la représentation que l’on se met à souffrir. C’est-à-dire que la nature de la souffrance n’est plus du tout la même. On ne souffre plus de la perception du froid, de la fatigue, des coups sur le dos ou sur la tête comme les mineurs. On souffre de la représentation, c’est-à-dire de l’idée que l’on se fait.

 

De plus, avant, il n’y a pas longtemps encore, la souffrance, les espaces où on travaillait étaient très grands. C’était le champ, c’était la mine, il fallait très souvent une heure pour descendre au fond, ou dans les containers les soudeurs mettaient une heure pour arriver au fond. Actuellement, on arrive sur le travail, on a un espace clos, avec toujours les mêmes visages, les mêmes relations. Dans les espaces clos, la moindre difficulté prend une ampleur extraordinaire. C’est-à-dire que si l’espace est grand, que vous méprisez quelqu’un parce qu’il ne travaille pas assez vite ou parce qu’il a eu peur d’un animal, ce n’est pas grave, il ira jouer ailleurs, il va s’espacer, et il apprendra son métier. Ce n’est pas grave. Si vous méprisez quelqu’un dans un espace clos, c’est très grave. Parce que celui qui a été méprisé va rester à votre contact et il va y penser tout le temps.

 

Donc la nature de la souffrance a complètement changé et maintenant, la souffrance psychique est un véritable drame, une véritable difficulté, peut-être même plus grande que la souffrance physique parce que la souffrance physique, elle finissait par passer. Alors que la souffrance morale, on la garde.
De plus, les milieux clos sont des milieux qui finissent toujours par aboutir à la souffrance et en plus, dans ces milieux clos, les transgressions sont très faciles. Je veux dire que quand il y a un grand espace, les gens se sentent souvent sous le regard des autres. Ils ne peuvent pas tout se permettre. Alors que dans un milieu clos, comme un bateau, comme un bureau, dans un milieu clos, s’il y a un sadique, il peut tout se permettre. Donc ça veut dire que la souffrance a changé de nature, mais qu’elle est probablement plus grande que la douleur.

 

Alors j’ai connu l’époque où les hommes travaillaient douze ou quinze heures par jour. Physiquement, ils souffraient beaucoup. Mais il y avait une solidarité, il y avait une entraide. Les anciens donnaient des conseils aux jeunes. Quand il y avait un blessé, il était entouré. Quand il rentrait chez lui, il était soigné. Et cette solidarité fait que la souffrance physique était grande. Il y avait très peu de dépressions.

 

Alors qu’aujourd’hui, les nouvelles conditions de travail sont totalement différentes. Physiquement, on souffre rarement, mais en revanche dans un milieu clos, lorsque le travail n’a pas de sens, quand il y a des conflits, on ne pense qu’à ça. On le rumine, on devient trop attentif, on les interprète tout le temps. Et finalement, à force de ruminer, on se met soi-même sur le tapis roulant de la dépression. Il y a moins de souffrance physique, il y a beaucoup plus de dépressions parce qu’on a perdu l’effet tranquillisant de l’effort physique, et on a perdu surtout l’effet tranquillisant de la solidarité. Et si le projet a un sens, on accepte de souffrir. Si notre travail n’a pas de sens, on n’a que la souffrance et la dépression. Alors dans la souffrance, il n’y a pas de relation de causalité, c’est-à-dire que l’on ne peut pas dire : une cause provoque un effet. On ne peut pas dire : je souffre parce qu’il m’a regardé méchamment ou parce qu’il m’a parlé méchamment.

Le même fait, si on donne sens à notre souffrance, sera parfaitement bien supporté. Par exemple, chez les pionniers ou dans les groupes d’hommes et de femmes qui ont un projet, une réalisation à faire « allez ! Dépêche-toi un peu ! Travaille un peu plus vite ! » Si on a un projet, ce n’est pas grave. Si on n’a pas de projet, cette même phrase, cette même mimique de mépris va me blesser profondément.

 

On a évalué ça. On sait évaluer scientifiquement. On peut l’évaluer. On peut évaluer la subjectivité. Par exemple, après un accouchement : « Madame pouvez-vous dire, vous avez un fil jusqu’à 5, faites une croix pour évaluer l’intensité de votre souffrance. » Une heure après l’accouchement, presque toutes les femmes mettent la croix à presque 5 sur 5. Un mois après, la croix est à 3 sur 5. Un an après, la croix est à 1 ou 2 sur 5.

C’est-à-dire que le sens donné par la présence du petit bonhomme qui est arrivé au monde modifie complètement la représentation de la souffrance. Et on souffre beaucoup moins quand il y a un projet à réaliser, quand on peut partager un effort, qui peut être fatigant, qui peut être usant, mais si cet effort a un sens, on pardonne, on l’oublie. Et même après coup, les moments heureux de notre existence sont les moments où on a souffert, à condition que cette souffrance ait eu un sens, un projet. Les plus beaux moments de l’existence, d’un travail, sont les moments pionniers. Quand on a quelque chose à créer, on pardonne la souffrance.

 

Bruno BEZIAT
Merci Beaucoup Boris Cyrulnik. Et au revoir.

 

Boris CYRULNIK
Merci d’être venus. J’aurais aimé être avec vous à Bordeaux, mais je suis content que vous soyez venus à Toulon.

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